Corinne Kramer
…………………………………………………………………………*Photo de Nina Cuhat
Diplômée de l’École supérieure d’art visuel (actuelle HEAD) de Genève en 1984, Corinne Kramer mène depuis 2015 un travail très personnel sur le corps féminin, dans de grands dessins au pastel en noir-blanc jouant entre douceur et puissance, ombre et plénitude. Elle se consacre aussi depuis quelques années aux paysages, avec des compositions invitant à une plongée très physique dans la nature. Elle a participé à de nombreuses expositions collectives en Suisse romande.
Nous sommes heureux qu’elle ait accepté une grande exposition de ses œuvres en nos murs.
[…] Du plus loin que je me souvienne, je l’ai toujours vue dessiner ainsi, par fines hachures nerveuses qui se juxtaposent et chevauchent jusqu’au noir presque complet, et laissent sur le chevalet ou le carton, une fois la feuille retirée, une ombre cernée d’épines. Et de ces traits furieux et de toute cette obscurité émergent soudain, de façon totalement inexpliquée, nos plus émouvantes et voluptueuses chairs de femme. […] la tendresse de ces seins sortis du noir semblent appeler nos mains aimantes. Aimantes, pas désirantes, car il n’y a rien de sexuel dans ce dont ces seins témoignent […]
Pascale Kramer, Écrivaine
Les couleurs m’encombrent : conversation entre Corinne Kramer et Alexia Ryf. Morges, mai 2025
En 1984, tu termines les beaux-arts, mais tes premiers travaux, du moins ceux que tu présentes sur ton site internet et dans ce catalogue, datent de 2015. En 2015, tu as 56 ans. Que s’est-il passé entre la fin de tes études et cette date ?
Une fois mon diplôme obtenu, j’ai tenté l’expérience de l’enseignement du dessin pendant deux ans dans une école privée. J’ai vite abandonné cette voie qui ne me convenait pas, quitté Genève et effectué des petits boulots dans la vente pour gagner ma vie. Parallèlement, j’ai créé en 1986 une galerie d’art dans mon appartement à Pully. J’ai alors rencontré Charles Hugli, qui a repris l’organisation de la galerie et commencé son activité d’encadreur. Nous nous sommes mariés, nous avons eu un enfant et nous nous sommes définitivement installés à Morges pour ouvrir une boutique cadeaux-carterie, ainsi qu’un atelier d’encadrement.
J’ai repris sérieusement et quotidiennement une activité artistique à la fin des années 2000, mais je n’ai rien gardé du travail réalisé avant 2015. J’ai vendu ou donné certains dessins et détruit tout le reste. Depuis 2015, j’ai commencé à envisager cette activité sous un angle plus professionnel et, progressivement, j’ai fait connaître mon travail. Aujourd’hui, j’ai mon propre atelier où je donne aussi de nombreux cours de dessin.
Comment as-tu vécu cette période sans dessiner ?
J’ai toujours ressenti un peu de regret d’avoir délaissé le dessin, mais ma vie professionnelle et privée était assez riche et accaparante à ce moment-là pour me satisfaire. C’est une sacrée aventure de créer une activité indépendante et d’en vivre ! Et je ne ressentais peut-être plus la nécessité de m’exprimer par le dessin pendant ces années.
J’ai commencé à dessiner à l’adolescence. J’étais mal dans ma peau et très réfractaire à l’école. Sur les conseils de mon professeur de dessin, je me suis inscrite à un atelier pour adultes où l’on donnait un enseignement très classique. J’y ai acquis les bases du dessin d’observation. J’en revenais apaisée et libérée, une véritable psychothérapie, comme aimait dire ma mère. Mes parents m’ont alors convaincue de poursuivre mes études en m’offrant la possibilité de quitter Lausanne pour rejoindre le collège artistique à Genève et ensuite l’École Supérieure d’Arts Visuels, l’ESAV, aujourd’hui la HEAD.
Et tout à coup, ce besoin m’est revenu à 50 ans, un point de bascule, peut-être l’aspiration à me recentrer, à catalyser mon énergie dans un travail plus personnel. Depuis lors, je n’envisage plus un jour sans dessiner !
L’artiste Corinne Kramer réapparaît donc en 2015 avec le nu féminin en noir et blanc, surtout en noir. Tes dessins montrent des bustes, des seins, parfois des jambes, des ventres et des pubis. Ce sont surtout les seins que tu choisis de représenter, soit une paire de seins, soit un sein seul. Pourquoi avoir choisi le nu féminin et plus particulièrement les seins ?
Je travaille de façon très intuitive et il m’est difficile de prendre du recul vis-à-vis de mes dessins. J’avoue que je suis assez obsédée par les seins féminins, ils ne sont pas anodins, je suis toujours fascinée par la manière dont les femmes les arborent et dont elles vivent leur corps.
Depuis la puberté, j’ai toujours eu de la peine à assumer mon corps. Le fait de me dénuder est pour moi extrêmement troublant, je ne le conçois que dans l’intimité. Je suis du reste toujours très mal à l’aise en maillot de bain. Paradoxalement, debout devant mon chevalet, je dessine de grands nus en position frontale, grandeur nature. C’est un face-à-face qui me permet de réaffirmer mon corps et, de manière plus universelle, le corps de la femme, dont je revendique la puissance et la forte résilience.
Pour préparer cet entretien, tu as eu la judicieuse idée de m’inciter à lire la philosophe Camille Froidevaux-Metterie. Un passage du livre Seins. En quête d’une libération fait particulièrement écho à ce que j’ai pu vivre à l’adolescence : « L’apparition de la poitrine peut se faire par effraction, violemment. En quelques mois à peine, le corps droit et plat se creuse ici et se remplit là, il ondule, il explose, au point que la fille ne le reconnaît plus, ne se reconnaît pas. Elle voudra donc le camoufler, le nier, tenter de l’oublier. Ses épaules s’arrondissent, son dos se courbe, elle tente par une vaine posture de faire retourner à l’intérieur d’elle-même ce qui en est sorti si rapidement et si puissamment. »1
À 15 ans, j’ai eu recours à la chirurgie pour retrouver une aisance corporelle empêchée par une poitrine anormalement volumineuse. Bien que très libératrice, cette opération, je m’en souviens, m’a aussi intimement ébranlée physiquement.
Dans tes dessins, on voit des femmes jeunes, minces, a priori blanches, soit des corps parfaits selon les normes de beauté actuelles. Depuis quelques années apparaissent dans l’espace public et dans l’art toutes sortes de corps, des corps qu’on ne montrait pas auparavant ou rarement. Souhaiterais-tu parfois représenter un autre type de corps, une femme grosse, vieille ou enceinte par exemple ?
Non, ce serait alors tout autre chose, un regard descriptif, basé sur l’observation, avec la volonté de personnifier le corps. Mes dessins, au contraire, sont une plongée dans l’intimité pour évoquer le trouble de la dénudation, du toucher, une approche intériorisée du corps, dans laquelle la perception et le ressenti aspirent à une plénitude au-delà de l’apparence physique. Je ne dessine pas de corps d’hommes, je dessine ce que je vis, le corps féminin. Le corps avec ses ambivalences, qui peut se faire presque oublier, comme s’imposer douloureusement, que l’on peut aimer, mais aussi parfois détester. Le corps qui persiste sous les habits, qu’il soit « formaté » ou nié sous les tissus, mais qui existe, qui est précieux.
En regardant tes dessins, j’ai l’impression d’être toujours face à la même femme, mais sous différents angles. Cela me fait penser à ce que tu as dit, lors d’un vernissage au Musée Alexis Forel, à propos de Pascal Quignard. Tu parlais de son travail d’écriture comme d’une « œuvre fluide, inachevée, toujours en devenir ». Peut-on parler de la femme que tu représentes comme d’une femme « en devenir », toujours susceptible d’être transformée au gré des dessins ?
Dans son cycle intitulé Dernier royaume, Pascal Quignard propose une écriture non linéaire. Les nombreux chapitres ne visent pas à cerner le propos, mais à l’enrichir indéfiniment en variant les approches. Je travaille moi aussi dans la répétition, en revenant constamment sur le même sujet, je représente le corps féminin à chaque fois de face et debout. Je pense toujours pouvoir le perfectionner, lui donner plus de présence.
Cette femme que tu dessines, a-t-elle été difficile à trouver ?
J’ai déchiré une grande quantité de dessins, pour enfin réussir à rendre la finesse de la chair, la sensualité d’un mamelon. J’ai pris du temps, essayé plusieurs sortes de supports et de crayons, avant d’arrêter mon choix sur un carton avec la bonne nuance de blanc et sur ces crayons pastel à l’huile très pigmentés qui me permettent d’obtenir des noirs profonds. Durant ces années, j’ai développé une technique très personnelle : je dessine sans complètement délimiter préalablement le corps, en partant de quelques points de repère. Je strie inlassablement le carton, parfois indépendamment de la forme recherchée. Rythmer les coups de crayon, en variant le toucher, me permet d’amener une présence corporelle plus sensible et plus humaine. Je cherche ainsi à nuancer et intensifier la pénombre pour mener à l’intime, à une vision « nocturne » où le corps n’est pas exposé, mais se laisse deviner.
Pourquoi le noir ?
J’ai toujours été fascinée par le noir. Dans la pénombre, les couleurs s’estompent et tout devient plus mystérieux. Enfant, je n’arrivais pas à m’endormir le soir. Je partageais la chambre de ma sœur et pour ne pas la réveiller, je renonçais à allumer la lumière. Je passais les heures d’insomnie à scruter l’obscurité, dans laquelle progressivement le désordre de la chambre se transformait en un monde imaginaire, parfois inquiétant. Les habits déposés sur une chaise pouvaient suggérer une présence humaine, les reflets dans la fenêtre esquisser un visage. Les couleurs m’encombrent. En travaillant uniquement le noir-blanc, je me concentre sur le clair-obscur et la lumière, sur l’essentiel.
Tes nus sont-ils des scènes de nuit ?
Je dirais que ce sont des moments d’intimité. Pascal Quignard écrit : « Je veux soutenir l’argument suivant : la nudité et l’ombre sont collatérales. La nudité illuminée par la lampe ou dont la chair apprêtée brille dans l’espace social n’est pas nue. Tout ce qui se dépouille de sa forme va vers la nudité. Au contraire tout ce qui s’exhibe se précise, réclame le regard, se montre, affirme une volonté d’apparaître qui est le contraire de la nudité, ou du moins qui est le contraire du dénudement de ce que l’on cache. »2
Un peu avant tu relevais le caractère universel de tes dessins. Pour aller dans ce sens, tes figures sont très peu contextualisées. On devine parfois un rideau, un encadrement de fenêtre, mais rien de plus.
Le corps est le sujet, il occupe la plus grande surface du dessin et se confond en partie avec la profondeur du fond. Je dirais que je cherche à évoquer la corporéité féminine suspendue dans l’instant, dans une oscillation du temps où rien n’est arrêté ni complétement défini. Dans tous les cas, je ne cherche pas à imposer un récit, je ne raconte pas d’histoire.
Une lithographie de 2019, celle avec la cicatrice sur le buste, est peut-être le seul de tes nus qui raconte une histoire.
Une cicatrice arrivée par accident ce jour-là… J’avais travaillé toute une semaine avec acharnement pour réussir cette deuxième lithographie. Mais au moment de l’impression, une ligne blanche est apparue. Les techniciens ne s’expliquaient pas ce défaut et nous avons passé la journée à intervenir sur la pierre en presse pour faire des corrections, sans succès. Le soir, découragés, ils m’ont laissé une dernière chance, le temps de fumer leur cigarette, pour trouver une solution, sans quoi il aurait fallu abandonner le tirage. Épuisée, je suis alors intervenue sans trop réfléchir, très librement avec la craie lithographique pour barrer le dessin sur toute la largeur. Le fait d’accentuer cette trace, plutôt que de chercher à l’atténuer, a renforcé la frontalité de l’image. Rien n’était prévu, mais tout a pris sens d’un coup.
En plus du dessin, tu pratiques en effet la lithographie, une ou plusieurs fois par année, dans une imprimerie à Paris. Peux-tu nous parler de cette expérience ?
J’ai rencontré Patrice Forest de Idem Paris au vernissage de l’exposition des lithographies de David Lynch en 2018 au Musée Alexis Forel. Je lui ai parlé de mon envie de m’essayer à la lithographie et il m’a invitée à visiter son imprimerie à Montparnasse. J’ai tout de suite été séduite par ce lieu historique, très propice à la création.
Depuis, j’ai pris l’habitude de m’y rendre une à deux fois par an. C’est aussi l’occasion de retrouver ma sœur qui m’accueille à chaque fois chez elle. Je reste généralement une dizaine de jours. Il me faut une semaine pour réaliser le dessin et deux à trois jours pour l’impression. Je dessine de la même manière que sur le papier, mais la dureté de la pierre et le gras des craies lithographiques changent totalement le toucher.
Il y a une résistance qui te plaît ?
Oui, la résistance de ce support me permet d’intervenir plus violemment et je prends un réel plaisir à m’acharner sur la pierre. Recroquevillée à l’intérieur de la presse, entre les tirages, je gratte et ponce certaines parties du dessin avec toutes sortes d’outils tranchants ou abrasifs. Ensuite, la superposition de deux ou trois impressions permet d’obtenir les nuances voulues. Depuis l’année dernière, je me rends aussi dans un atelier en Bourgogne, pour renouer avec la gravure sur cuivre, que j’avais abordée aux beaux-arts. Je privilégie la pratique de la pointe sèche, technique qui consiste à creuser directement le dessin dans la plaque. Je retrouve cette confrontation avec la matière que j’affectionne.
Le travail en collaboration chez Idem et à l’atelier Moyson fait parfaitement écho à celui, solitaire, chez moi. En peaufinant mes dégradés avec les crayons pastel, je tends à un rendu soyeux, à une douceur que je m’efforce de retranscrire sur la pierre et le cuivre. Le passage à l’encre lors des impressions amène de la puissance et un aspect plus graphique, d’où l’importance d’équilibrer les noirs et les blancs – une attention que je reporte dans mes dessins.
On retrouve le noir dans tes paysages, même si ceux-ci comportent plus de blanc, plus de lumière que tes nus. Depuis quand dessines-tu des paysages ?
Lors du premier confinement, il ne m’était plus possible d’accueillir des personnes dans mon atelier. J’ai alors transféré mon cours au bord du lac avec une amie qui désirait continuer à dessiner avec moi. Nous nous sommes rendues très régulièrement sur la plage du Boiron, un lieu resté naturel aux portes de Morges. Nous avons pris le parti de dessiner sur de petits formats, au fusain et à la pierre noire, des matériaux naturels offrant plus d’aisance pour le travail en plein air. Mes croquis ont été le point de départ pour la réalisation des paysages présentés à l’exposition Nostalgies au Musée Alexis Forel en 2020. Depuis j’ai pris l’habitude de varier mon travail en continuant à dessiner en extérieur. Je reprends aussi en atelier ces paysages réalisés sur le vif pour les adapter librement sur de grands formats. Je choisis alors la verticalité pour accentuer les reflets sur l’eau, les résonances dans la végétation, pour suggérer le perpétuel renouvellement et l’immensité vertigineuse de la nature.
Le travail en atelier sur tes paysages est-il identique à celui sur les nus ?
Le nu est un sujet très exigeant, qui demande une grande concentration, et mon travail évolue lentement avec la finesse des traits au pastel à l’huile. En revanche, j’ai de la facilité avec la représentation dans l’espace. Pendant ma formation, j’ai beaucoup étudié la perspective. Et le fusain que j’utilise pour les paysages offre plus de liberté. Il s’efface facilement, contrairement au pastel à l’huile. Même si je crayonne de manière presque identique dans les deux cas, c’est avec une énergie différente. Un retour en moi avec les nus et une extériorisation libératrice avec les paysages.
On est attiré par la lumière de tes paysages. Comportent-ils une dimension religieuse ?
Non, pas du tout. La pénombre de ce petit bout de forêt au bord du lac est traversée par la clarté de la réflexion de la lumière sur l’eau. Je crée l’espace et la profondeur en jouant avec ces contrastes.
Tes dessins, les paysages comme les nus, tendent vers l’abstraction. Le spectateur doit, comme toi quand tu dessines, bouger son corps pour tenter de saisir l’entier de ton dessin. L’abstraction, ça t’intéresse ?
Pas en tant que telle, l’abstraction totale ne m’intéresse pas. Par contre, j’aime l’idée que l’image ne s’impose pas d’emblée, que le spectateur doive venir à elle pour la comprendre. J’ai été fortement influencée par l’exposition « Provoke » que j’ai vue au BAL à Paris en 2016. Les prises de vue de ces photographes japonais des années soixante sont très engagées et dynamiques. Les images en noir-blanc ainsi créées sont désordonnées, floutées et presque abstraites, même si le sujet photographié se laisse deviner. Cette manière d’aborder la réalité a fait l’effet d’un catalyseur pour la suite de mon travail.
Il y a des liens entre le paysage et le nu. Alain Roger, dans Court traité du paysage, dit que « La femme peut, plus aisément que l’homme, devenir un paysage. On évoquera, de manière assez convenue, la colline de ses seins, le vallon de sa gorge, le ravin de son sexe …. »3 Il n’est pas si étonnant que tu voyages entre les deux.
Alain Roger parle du regard que les hommes ont porté sur la nudité féminine, dont les formes peuvent effectivement s’apparenter à celles de paysages. Comme dans mes dessins de nus, je n’aborde pas le paysage avec un regard extérieur et contemplatif. Ce sont des paysages que l’on arpente, que l’on pénètre, où l’implication corporelle est présente. C’est aussi la raison pour laquelle, au lieu du format horizontal, dit « panoramique », je préfère le format vertical, qui accentue l’impression d’être immergé dans la nature.
Pourquoi penses-tu avoir choisi le dessin comme moyen d’expression et non pas la sculpture ou la musique ?
Je suis une visuelle ! Le dessin, contrairement à la peinture ou à la sculpture, est une technique qui me permet beaucoup de liberté. Quelques crayons et un bloc de papier, je dessine partout, dans mon atelier, dans mon appartement, dehors et même parfois dans mon magasin.
Le dessin que tu pratiques est-il physique, est-ce fatigant de travailler debout ?
Oui, c’est physique, je crayonne souvent des heures d’affilée, sur de grands formats, je m’acharne sur le carton en crayonnant parfois violemment. Mais je n’ai aucun problème à rester debout, car je ne suis pas statique, je recule souvent pour observer le dessin dans son ensemble, et le fait de marcher constamment dans l’atelier est plutôt libérateur pour mon corps vieillissant.
Tu tiens moins bien qu’avant ?
Non, c’est le contraire ! Plus jeune, pendant ma formation et avant de porter des lunettes avec des verres progressifs, j’étais gênée par une forte fatigue visuelle après plusieurs heures à dessiner. Cela m’avait beaucoup découragée et c’est une des raisons qui m’ont fait abandonner le dessin pendant des années.
Tu dessines tous les jours ?
Oui, à part quelques exceptions, c’est devenu une nécessité. Les jours de la semaine, je partage mon temps entre le travail au magasin et celui à l’atelier. Je dessine toute la journée pendant mes congés.
C’est beau d’avoir retrouvé ça, en fait c’est même incroyable, parce que tu aurais pu abandonner.
Même si je suis généralement volontaire et déterminée, je m’en remets souvent au hasard des circonstances, en acceptant de laisser filer certaines intentions comme de me laisser guider par les opportunités. J’ai l’intime conviction que rien n’est jamais définitif, ni irréversible.
Tu n’as donc jamais considéré ton travail au magasin comme un frein à ton art ?
Notre magasin est situé au centre d’une petite ville et avec les années, nous avons fidélisé une large clientèle. Je côtoie ainsi des personnes que je n’aurais peut-être jamais connues, de tous les âges, de milieux et d’intérêts variés. Je souhaiterais bien sûr consacrer plus de temps au dessin, mais ces contacts sont en même temps très enrichissants.
Avec qui discutes-tu de ton travail ? Quelles sont les personnes dont l’avis compte ?
Je prête beaucoup d’attention aux réflexions de mes proches qui me sont fidèles dans leur intérêt porté à mon travail.
Depuis 2016, le Musée Alexis Forel m’a beaucoup soutenue, en m’offrant à plusieurs reprises la possibilité de présenter mes dessins et mes lithographies.
Tu as aussi tenu une galerie, la galerie Corinne Kramer, pendant quelques années. Peux-tu nous parler de cette expérience ?
J’habitais à Pully, au rez-de-chaussée d’une maison de six appartements vétustes et très bon marché. Une petite communauté s’était créée entre les habitants, on était tous jeunes et bohèmes. Après avoir fait abattre une paroi entre deux pièces, mon voisin d’alors, Stéphane Fretz, encore étudiant aux beaux-arts, m’a suggéré de créer une galerie dans cet espace. Nous avons exposé plusieurs jeunes artistes du groupe Adesso Nachlass, dont Stéphane Zaech et Philippe Fretz. Étonnamment, ces expositions ont rencontré un vif intérêt, bien que le lieu ait été atypique pour une galerie.
Tu étais Corinne la galeriste, la gérante de magasin, et tout d’un coup tu deviens artiste.
Je joue un peu avec ces deux identités et en entretenant une certaine ambiguïté pour me protéger. Quand je travaille dans les ateliers en France, je suis l’artiste suisse Corinne Kramer, qui est aussi mon nom de naissance. Alors que chez moi, je suis officiellement Corinne Hugli, commerçante à Morges, même si petit à petit, je suis perçue différemment.
Après le nu et le paysage, quelles voies souhaites-tu explorer ?
Je travaille de façon progressive et constante, et je n’en ai sûrement pas terminé avec la représentation humaine. J’ai l’idée d’aborder aussi le visage, avec toujours la volonté d’universalité. Rendre une expression, une émotion, plutôt que de faire un portrait. Et pour l’extérieur, le milieu urbain m’intéresse aussi, mais en restant toujours dans le vivant, en optant pour la suggestion de l’espace par la foule qui l’habite. Je voyage principalement en train et j’aime l’effervescence dans les gares. Ce seront peut-être les prochains lieux pour réaliser des croquis.
Conversation entre Corinne Kramer et Alexia Ryf
Morges, mai 2025
Expositions et accrochages
2024, A voir un soir à Morges, portes ouvertes de l’atelier, rue du Bluard 4,
2023, A voir un soir à Morges, portes ouvertes de l’atelier, rue du Bluard 4, Morges
2022- août 2022, La Maison des Artistes, exposition collective, musée Alexis Forel, Morges
2022, Rencontre avec Pascale et Corinne Kramer, Bibliothèque Universitaire de Lausanne
2021-mars 2022, Nostalgies, exposition collective, musée Alexis Forel, Morges
2020, Espace 81, Morges
2018 et 2019, Avoir un soir à Morges, portes ouvertes de l’atelier, rue du Bluard 4, Morges
2016 et 2017, A voir un soir à Morges, accrochage, Musée Alexis Forel, Morges
2018, Artistes Aujourd’hui, exposition collective, musée Alexis Forel, Morges
2016, Galerie Arcane, Corcelles (NE)